La méduse aux cheveux rouges



Quand elle quitte la scène, avec son sourire insolent et cruel, j'ai envie de la suivre. De mieux la connaitre, de mieux comprendre le mystère qui l'entoure. Laura Cheveley, à peine esquissée à la plume d'argent, est assez dense pour capter toute l'attention. Elle échouera dans le dessein qu'elle fomente en quittant la maison de Lord Goring, comme elle a échoué à faire trébucher the ideal husband, Robert Chiltern et à reprendre dans ses filets Lord Goring qu'elle dit toujours aimer. Elle échouera dans ses machinations, mais avec quelle classe, cette femme belle, libre, perfide et éperdue qui se bat à armes égales avec les hommes. Rien ne lui sert d'escompter la chute de sa vieille ennemie, la parfaite Gertrude Chiltern, celle-ci sera sauvée et par ces mêmes hommes que Laura Cheveley a voulu plier à sa volonté.

Dans le monde d'Oscar Wilde, elle tient haut son rang parmi les mauvais, les tentateurs et les empoisonneurs. Wilde aime à jouer avec eux, à essayer leurs masques et à emprunter leurs voix. Le monde me voit comme Lord Henry Wotton, remarquait-il lors de la parution orageuse du Portrait de Dorian Gray. Laura Cheveley est plus imaginative, plus ardente que Lord Henry. Si Lord Henry est le mauvais génie, Mrs Cheveley est le serpent.

Oscar Wilde est fasciné par la scène et les acteurs et, plus que tout, par les actrices. Il se retrouve dans ces femmes qui s'inventent une vie et la jouent à la ville comme à la scène. Et si les actrices sont la parfaite incarnation d'une vie ardente et artistique, les femmes, qu'elles soient poètes, écrivains, artistes ou autres, pourvu qu'elles ne soient ni ennuyeuses ni conformistes, l'intéressent et l'inspirent. Elles le lui rendent bien et ce jusque dans la plus haute société où les jeunes duchesses et les vénérables douairières n'imaginent pas de soirées réussies sans lui.

Ainsi, des années après la catastrophe de 1895, Lord Alfred Douglas dira que, de toutes les peines de son exil, Oscar Wilde souffrait terriblement de ne plus être au centre des cercle de jeunes femmes futiles et puissantes, intelligentes et rouées, faisant et défaisant les modes et parfois les carrières de leurs hommes, maris, amants, amis ou frères. Une puissance sourde, une influence de l'ombre, élégante, gantée. Dans leur compagnie, Wilde se plaisait infiniment.

Cette connivence, il la met en scène dans son théâtre qui est un espace où le pouvoir des femmes s'exerce autant qu'il se confronte à la domination masculine. Elles modèlent, jugent et transgressent, elles se métamorphosent aussi, capables de changement d'état d'esprit. Elles sont intenses et drôles, cyniques parfois, profondes et généreuses.

Valoriser les personnages féminins laisse entendre que les protagonistes sont étroitement définis par leur genre : il n'en est rien. Il existe une mutabilité de genre dans le théâtre de Wilde et cela contribue à distinguer son répertoire du reste de ses contemporains et de ceux qui l'ont imité par la suite. Néanmoins cette mutabilité pour être transgressive est tempérée dans ses comédies où elle apparait comme un sous-titre - à l'exception de The Importance of Being Earnest, où comme Alice le spectateur plonge dans un monde où les attitudes et les valeurs sont inversées-.

Revenons à ce mari idéal. A lire la pièce ou à la regarder jouer, apparait la contradiction de deux évidences. La première est qu'Oscar Wilde a créé le personnage de Mrs Cheveley avec jubilation, la seconde qu'il a écrit la pièce avec l'intention d'en faire un succès commercial. En 1894, il est devenu l'auteur dramatique qu'il rêvait d'être depuis ses débuts littéraires. Depuis Lady Windermere's fan, il a trouvé l'équilibre entre une intrigue simple et maitrisée qui capte l'intérêt du spectateur de bout en bout et l'intelligence aiguë de dialogues qui lacèrent la société victorienne. La singularité de Wilde est de jouer cette double partition en tendant à la société du temps, et tout particulièrement à l'élite qui raffole de son théâtre, un miroir où se déploie l'hypocrisie de ses codes et la violence infligée à l'encontre de ceux qui sont pris à les transgresser. Car le théâtre d'Oscar Wilde, à l'instar de celui de Molière, est tout sauf anodin et badin ; la légèreté du ton ne doit pas nous leurrer, la violence en est une composante permanente, violence des jugements et des rejets, violences des menaces et aussi violence de l'amour.

Mrs Cheveley donc, ou la jubilation de Wilde à la faire vivre la merveilleuse méchante. Résumons : un couple idéal les Chilterns, une jeune sœur Mabel Chiltern, très jeune, florale et irritante, un ami du couple, Lord Goring, qui cache son âme chevaleresque sous la désinvolture du dandy, son père atrabilaire et drôle, le tout entouré de ladies auxquelles Wilde insuffle une vie de perruche baroque et fantasque en deux répliques.

Ce petit monde vit en béatitude devant la réussite politique exemplaire –il est bon de noter l'oxymore politique exemplaire- de Robert Chiltern.
Survient : elle, la femme en rouge, rouge comme la rousseur de ses cheveux, le roux des créatures de mauvaise vie, le roux des sorcières.
Mrs Cheveley possède une lettre assez compromettante pour faire voler en éclat cette bulle de bonheur qui flotte sur un vieux mensonge : Robert Chiltern n'est pas l'idéal incarné de son épouse et de ses proches, pour lancer sa carrière politique il a trempé dans un scandale politico-financier.

Que cherche-t-elle en venant faire chanter Robert Chiltern ? A lui rappeler qu'il est faillible d'abord et aussi lui demander son aide pour un imbroglio financier et politique tout aussi compromettant que celui qui a assuré sa carrière. Le temps de quelques scènes, Mrs Cheveley semble réussir à piéger Robert, mais Lord Goring par amitié et puis Gertrude par amour lui viennent en aide. La dernière partie de la pièce est une célébration de l'amour partagé en toute connaissance des faiblesses et des chutes des uns et des autres. La victoire du true love qui triomphe des épreuves et des secrets. Une fin très morale.

Si le couple nouvellement formé par Lord Goring et Mabel Chiltern décide de ne pas suivre les règles imposées et que Gertrude et Robert Chiltern se jurent d'être transparents l'un envers l'autre, je doute que leurs serments résistent longtemps au carcan social où tous sont enserrés. Quant à Laura Cheveley, elle a disparu et c'est à l'imagination de chacun de lui inventer une vie.
Je plaide coupable de la lui inventer brillante.

Avec une telle histoire assortie d'un tel dénouement, Oscar Wilde espérait un succès et il eut un triomphe. Néanmoins, le moralisme de l'affaire étonne sous sa plume. Dans cette bulle de bonheur opaque qui éclate et se reconstitue en une bulle de bonheur transparent, où se trouve-t-il? Dans chacun des personnages, oui, mais je le devine le plus souvent sous le masque de Laura Cheveley. Son insolence, son cynisme, son envie de mettre en pièce le carcan qui l'a déjà broyée, son désir d'amour et la forme contrefaite qu'elle lui donne, sa vulnérabilité mêlée de dureté la rendent bien plus intéressante que les autres protagonistes. Parce qu'elle est flamboyante et insolente, parce que, comme lui, elle connait le prix de tout et la valeur de rien et qu'elle est tolérée dans la haute et bonne société en dépit de l'aura de scandale qui l'auréole.

Laura Cheveley refuse sa place assignée, elle s'impose dans les conversations réservées aux hommes, elle parle leur langage et connait leur rouerie en politique comme en matière financière. Séduisante et assurée, elle les trouble autant qu'elle les dérange. Aussi à l'aise dans l'univers des femmes qu'elle domine, Laura passe d'un monde à l'autre, ourdissant ses complots et éclaboussant les conventions de ses formules lapidaires.

Antipathique, oui, elle l'est d'emblée et ne cherche pas à produire d'autre émotion que le trouble. Et si Mabel Chiltern s'irrite que toutes les conversations tournent autour de Mrs Cheveley c'est que son passé, son présent et les hypothèses de son futur alimentent les ragots et sèment la confusion. Laura, elle, s'en amuse : -L'art de vivre sa vie. Le seul art véritable que l'époque moderne ait produit-

Robert et Gertrude Chiltern, eux, sont-ils aimables ? Cet ideal husband, est un mensonge, la construction d'un esprit borné, parce que la bonté d'âme de Gertrude est celle d'un sectarisme. Le sectarisme du bien.

Voilà bien l'écriture de Gertrude Chiltern, je m'en souviens parfaitement, les dix commandements à chaque trait de plume et la loi morale sur toute la page- remarque Laura Cheveley quand elle vole la missive de Gertrude, posée sur le bureau de Lord Goring. Et c'est précisément en jouant sur cette rectitude qu'elle imagine la chute de Robert. Cette menace contre le couple idéal n'est pas seulement une revanche contre Gertrude avec laquelle elle a partagé des années d'inimité au collège, elle est aussi le prolongement de l'influence du mystérieux baron Arheim.

Ce personnage est le fantôme qui hante la pièce. C'est par son entremise frauduleuse que Robert a réussi son entrée en politique, c'est par son entremise que Laura Cheveley y est devenue une intrigante. Tous deux doivent leur fortune à cet homme de l'ombre dont on ne sait rien mais dont on devine la puissance d'influence et de nuisance sur la politique et la finance européenne. Le baron Arheim fut le visage de la tentation pour Robert comme pour Laura. Il les a unis dans la chute. Mais dans leur disgrâce, l'essentiel les sépare ; Robert est protégé par l'amour de Gertrude quand Laura, en dépit de son intelligence et de sa rouerie est vouée à une vision impure de l'amour et à la solitude.
Nous sommes là dans le cœur de l'éthique wildienne : seul l'amour véritable permet de dépasser ses propres limites et de tout recommencer. Dans the Ideal Husband comme dans Salomé ou dans Dorian Gray, Oscar Wilde fait sienne la phrase de Saint Paul : si je n'ai pas l'amour, je ne suis rien.[1]

Je voudrais arrêter là la vivisection de Laura Cheveley mais autre chose apparaît, comme un visage sous la surface de l'eau sombre et qui mérite que l'on s'y penche. Dans les descriptions du personnage, Wilde dit qu'elle ressemble à Lamia. Cette indication, comme la description du bracelet qui signe sa chute ne sont pas anodines. Lamia est un personnage mythologique, mi femme mi serpent, qui leurre les hommes pour mieux les dévorer. C'est aussi le personnage d'un long poème de John Keats, le poète adoré d'Oscar Wilde. Dans ce poème, la nymphe serpentine est bien plus complexe qu'il n'y paraît, car elle aime Lycius, un jeune homme qui ignore l'identité de son amoureuse. Après de longues tribulations avec les dieux, elle se prépare à enfin épouser Lycius mais, le jour du mariage, un poète aveugle, Apollonius, vient révéler sa véritable nature. Lamia furieuse et désespérée ne peut rien faire d'autre que disparaître aux yeux des hommes et renoncer à épouser Lycius, qui en meurt de chagrin. En réinventant Lamia en Laura, Oscar Wilde donne à sa comédie l'ombre et la profondeur de la mythologie grecque et de la poésie romantique. La damnation, la forme monstrueuse, le double, l'amour refusé : c'est toute la pièce qui acquiert une nouvelle dimension. Ainsi, la sentencieuse leçon que Lord Goring inflige à Laura Cheveley, celle qui prétend que les femmes doivent se limiter à la vie de leurs sentiments et laisser les hommes vivre celles des idées et des grandes actions, fait écho à la sentence d'Apollonius qui refuse à Lamia le droit d'exister dans le monde des humains.

Cette leçon que Laura entend de force, piégée par le bracelet en forme de serpent qui se referme sur son poignet, je sais qu'elle ne l'acceptera jamais au contraire de la parfaite Gertrude qui, entendant les mêmes recommandations de Lord Goring à l'acte suivant les acceptera avec la docilité d'un enfant ou pour paraphraser Voltaire, avec la placidité d'un astre mort[2].

Car Laura Cheveley est le contraire d'un idéal, elle bien mieux que cela ; elle est l'insolence, elle est la vie.

Véronique Wilkin

Ce texte est paru pour la première fois dans le magazine Rue des Beaux Arts, octobre 2024



[1] Première lettre de saint Paul Apôtre aux Corinthiens

[2] Voltaire, Candide