Simeon Solomon, les yeux grands fermés - article

08/08/2024

Simeon Solomon Rêverie 1870


La Nuit, le Sommeil et les Étoiles sont mes thèmes préférés
Simeon Solomon.


Ses personnages gardent souvent les paupières baissées et quand ils les soulèvent, leurs yeux sont encore perdus dans un rêve que l'éveil ne tranche pas.

Rien autour d'eux ne les dérange; comme l'artiste qui les a dessinés et peints, ils sont d'ailleurs, mais eux vivent sur le papier et la toile quand Simeon Solomon vit aux prises avec l'Angleterre Victorienne et la lutte est inégale.

Son nom a été effacé des tablettes de l'art respectable avant que le temps, critique avisé, lui redonne la place que son talent, ou son génie si le mot n'était pas si galvaudé, lui avait valu dès sa jeunesse : celle du meilleur peintre de la confrérie préraphaélite.
Et si je lui consacre ici quelques lignes c'est que, de tous les artistes et les écrivains qui ont croisé le chemin d'Oscar Wilde, Simeon Solomon est celui avec lequel, plus que tout autre, il partage les affinités des rêves communs et des cauchemars singuliers.

Parlons des rêves, les cauchemars surgiront bien assez vite.

Quand il vient au monde, le 9 octobre 1840 à Londres, les fées se penchent sur le berceau de Simeon, sa famille n'est pas seulement riche, c'est une pépinière d'artistes. Chez les Solomon[1], l'argent vient du commerce mais le sel de la vie vient de l'art ; Abraham[2], le frère et Rebecca[3], la sœur jouent déjà devant leurs chevalets quand ils accueillent Solomon parmi les toiles et les pinceaux. Et le petit frère est plus que doué.

Il l'est d'autant plus que rien ne fait obstacle à ses promesses de l'aube. Formé par la fratrie, puis envoyé dans les écoles d'art, chaperonné par Abraham qui fréquente les débuts de la confrérie préraphaélite et le présente à Rossetti, Simeon, l'enfant prodige est adulé. Il a dix huit ans lors de sa première exposition à la Royal Academy en 1858.

To be premature is to be perfect[4]; l'affirmation de Wilde lui va bien et, à la précocité de sa consécration s'ajoute la singularité de son inspiration.


Simeon Solomon portrait de jeune fille
Simeon Solomon portrait de jeune fille

Juive et influente dans sa communauté, la famille Solomon fait partie de la  bonne société anglaise[5] et ne fait pas montre d'une religiosité ostentatoire. Les tableaux d'Abraham ou de Rebecca ne traitent pas de thèmes bibliques. La peinture de Simeon oui. La surexposition de sa judaïté lui est primordiale, tant pour son personnage public que pour son art. Simeon est juif, et dans son imaginaire David et Jonathan occupent une place à part. Dessinés et redessinés dès son adolescence[6], ils sont les tenants de la grande tradition juive et les gardiens d'une tradition plus secrète qui fait d'eux des amants.

La foi, le désir, les rêves : la vie de Simeon Solomon tient entre ces rives.

Avec une superbe inconscience ou une hautaine indifférence pour la respectabilité victorienne, il entreprend de les explorer. A son imaginaire biblique, il mêle les références à l'antiquité gréco-latine, les personnages de Shakespeare et la poésie de Dante. Un style dépouillé et très personnel succède à la forme un peu maniérée de sa première production. Il est et restera préraphaélite, mais le mélange de mélancolie et de sensualité qui le caractérise est unique.

Les témoignages insistent sur la particularité de son physique, sa beauté ou sa laideur, comme pour bien souligner l'aura de différence qu'il cultive.

Lui s'observe en peintre et se dessine et des années plus tard se décrit encore tel quel :

Son apparence est celle-ci : très svelte, brun, une cicatrice sur un sourcil ou deux, un peu voûté, un certain nez, une lèvre inférieure. Voilà Simeon Solomon[7].


Simeon Solomon autoportrait circa 1875
Simeon Solomon autoportrait circa 1875


Les bonnes fées de son enfance l'escortent toujours : surdoué en peinture il l'est aussi en amitié. Enfant prodige des préraphaélites, il se lie avec Walter Pater[8], Oscar Browning[9] et Algernon Swinburne[10],   professeur, intellectuel et poète qui formeront le paysage d'Oscar Wilde.

A Londres, il partage une maison avec Burne-Jones ; les deux jeunes peintres sont inséparables et ensemble travaillent à donner corps à l'idéal préraphaélite.

L'audace de Solomon grandit avec le succès: l 'érotisme de ses personnages masculins est incontournable et suscite des réticences dont il se plaint mais auxquelles il refuse de complaire. Au contraire, il continue de travailler ces sujets et à leur donner une place frontale, comme dans son Bacchus de 1867.


Simeon Solomon Bacchus
Simeon Solomon Bacchus
Rien autour d'eux ne les dérange; comme l'artiste qui les a dessinés et peints, ils sont d'ailleurs, mais eux vivent sur le papier et la toile quand Simeon Solomon vit aux prises avec l'Angleterre Victorienne et la lutte est inégale.

Le tableau Habet! In the Coliseum A.D.XC, où les femmes romaines ressemblent fortement à des hommes travestis est accueilli par des commentaires très réservés
Sa réputation est mise à mal quand la rumeur le lie au scandale Park and Boulton[11] qui défraie la chronique en 1870. Elle est mise en pièce en 1873.

Cette année là, les fées l'abandonnent définitivement dans les commissariats sordides de Londres et de Paris[12]. A leur place une goule infernale ricane à son malheur. Elle ne le quittera plus.

Simeon Solomon Habet! In the Coliseum A.D.XC
Simeon Solomon Habet! In the Coliseum A.D.XC

Victime d'une homophobie d'état en Angleterre et d'une fausse tolérance en France, le peintre est condamné à quelques semaines de prison à Paris. Les errements nocturnes de Simeon Solomon dans des urinoirs sont une affaire privée assez vite étouffée, mais celui que Burne-Jones appelait le meilleur d'entre nous[13] est devenu un paria. Comme les anges qui peuplent ses tableaux, il a chuté.

Vingt ans ou presque avant Oscar Wilde, un artiste encore jeune est condamné à l'étouffoir social. Mais au contraire de Wilde, Solomon dans sa disgrâce garde la grâce de la création. Comme si les fées, en se retirant de sa vie, lui avaient légué une dernière étincelle, celle de ne jamais cesser de dessiner et de peindre.

Alors que son monde s'écroule, il se peint sous la forme d'un ange à demi nu penché vers une boule de cristal y lire un avenir onirique. Défi ou déni, l'artiste se retire du réel et se consacre corps et âme à son art. Il n'a plus à redouter que d'autres s'en offusquent et ne le jugent. D'autres s'en sont déjà chargés. Il est libre, certes sous la dépendance de sa famille qui n'hésite pas à l'enfermer parfois dans des maisons de santé, mais libre de toute critique, il appelle à lui les anges, les David et les Jonathan, les rabbins les prêtres, les sorcières et les devineresses, convoque la troupe des invisibles qui ne l'ont pas abandonné et lui tiennent une compagnie miséreuse et étoilée.




Simeon Solomon Orphée
Simeon Solomon Orphée

En 1877, Oscar Wilde, encore étudiant à Oxford, publie une première critique importante sur une exposition de peinture[14] dans laquelle il fait une large part aux préraphaélites. Solomon est présent dans cette exposition et Wilde admire son étrange génie. Dans le même texte, il fait montre d'un enthousiasme indiscret pour les la beauté des adolescents.

Oscar Wilde lui aussi aime la nuit, les étoiles et les modèles qui relient la terre et l'éther. Ses personnages aussi portent une tension entre le sacré et le profane, l'âme et le corps, et fusionnent dans leur réunion. Il révère Botticelli, -je ne fais jamais rien sans me demander ce que Botticelli en penserait- écrit-il quelque part. Botticelli, pratiquement inconnu en Angleterre avant le mouvement préraphaélite est précisément le maitre de référence de Solomon. De même pour Léonard de Vinci, dont les dessins, redécouverts dans les années 1870 sont un modèle pour l'imaginaire de Solomon et pour Wilde.

Entre Simeon Solomon et Oscar Wilde, il y a une communion esthétique. Certains tableaux semblent faits pour illustrer Wilde comme certains personnages de Wilde semblent sortir d'un tableau de Solomon.


Simeon Solomon Jeune Rabbin portant la Torah
Simeon Solomon Jeune Rabbin portant la Torah

Les jeune rabbins attendris sur les rouleaux de la Thora, Héliogabale, grand prêtre du soleil, tel un bijou cloisonné en lui-même, les jeunes hommes qui viennent juste de croiser Dante dans une rue de Florence, ou Wilde dans une rue de Londres, nous disent que la beauté vaut bien l'horreur d'être au monde. Que l'art ouvre un chemin pour s'en abstraire.


Simeon Solomon Héliogable en grand prêtre du Soleil
Simeon Solomon Héliogable en grand prêtre du Soleil


La pauvreté le ronge jusqu'à être réduit à vivre et à mourir dans une working house, Solomon fait évoluer son art. Les dernières années de sa vie, les visages se simplifient, la palette s'assombrit. Son style est dépouillé, intemporel, d'une poésie brute. L'enfant chéri du mouvement préraphaélite invente une autre peinture qui n'appartient qu'à lui.

Une évolution qui fait penser à celle que Wilde amorce avec l'écriture de Salomé, une pièce radicalement différente de toutes celles qu'il n'a jamais écrites et qui s'inscrit aux confluents de la poésie, du théâtre et de la danse.


Simeon Solomon Delphike
Simeon Solomon Delphike
Rien autour d'eux ne les dérange; comme l'artiste qui les a dessinés et peints, ils sont d'ailleurs, mais eux vivent sur le papier et la toile quand Simeon Solomon vit aux prises avec l'Angleterre Victorienne et la lutte est inégale.

Robert Ross, l'ami-amant de toujours d'Oscar Wilde, a prononcé une triste élégie pour le peintre : « Pour le pauvre Solomon, la vie n'offrait pas de place. »

Mais non car c 'est lui refuser la place la plus importante, celle où il trouvait refuge :   derrière les paupières lisses, les yeux grands ouverts.

Véronique Wilkin



Ce texte est paru pour la première fois dans le magazine Rue des Beaux Arts, mai 2023

Le Simeon Solomon Research Archive est un site internet dédié à Simeon Solomon, sur lequel sont mises en ligne archives et des travaux de recherches qui lui sont consacrés.

Night Looking upon Sleep her Beloved Child, 1895


[1] Sa mère Kate Levy Solomon est un peintre miniaturiste

[2] Peintures d'Abraham Solomon https://www.simeonsolomon.com/as-artwork.html

[3] Peintures de Rebecca Solomon https://www.simeonsolomon.com/rs-artwork.html

[4] Être précoce, c'est être parfait

[5] Meyer (Michael) Solomon, le père, a été l'un des premiers juifs à recevoir les pleins droits civiques à Londres.

[6] Une ébauche de scènes de la vie de David et Jonathan existe dans un de ses cahiers de croquis de 1856 : voir site de la Tate Gallery

[7] « His apperance is as follows : very slender, dark, a scar on one or two eyebrows, a slouching way with him, a certain nose, one underlip. That is Simeon Solomon »

Ce texte, qui n'est pas daté, mais qui est des dernières années de sa vie, marque par son détachement et la précision du personnage, auquel il se réfère toujours. Celui d'avant la chute.

[8] Walter Pater, 1839-1894, est un essayiste et professeur d'Oxford qui eut une grande influence sur le mouvement esthétique anglais et les écrivains qui en faisaient partie, notamment Oscar Wilde. Il a possiblement entretenu une liaison avec Simeon Solomon au temps de leur jeunesse.

[9] Oscar Browing, 1837-1923, est un pédagogue et créateur de nouvelles méthodes d'enseignement. Personnalité éminente de l'université de Cambridge, il est un ami d'Oscar Wilde.

[10] Algernon Charles Swinburne, 1837-1909, est un poète anglais connu pour avoir inventé la forme du roundel, dérivée du rondeau et mené une vie scandaleuse. Il est un personnage d'une nouvelle de Guy de Maupassant, la main d'écorché.

[11] Le procès, en mai 1871 à Londres, de Thomas Boulton et William Park, arrêtés alors qu'ils assistaient à une pièce de théâtre en travestis quelques semaines plus tôt, provoque un scandale épouvantable et met en lumière un monde queer qui touche toutes les strates de la société. Simeon Solomon est supposé avoir assisté aux audiences et connaître les accusés

[12] Il serait trop long de revenir en détail sur les deux arrestations qui ont causé la chute sociale de Solomon mais tous les détails se trouvent sur le site qui lui est dédié https://www.simeonsolomon.com/simeon-solomon-biography.html

[13] "The greatest artist of us all; we are mere schoolboys compared with you." Burne-Jones à Simeon Solomon (Simon Reynolds, The Vision of Simeon Solomon, 1984, p. 8).

[14] The Reviews of the Grosvenor Gallery écrite pour the Irish periodical Dublin University Magazine, publiée en juillet 1877 (Dublin University Magazine, 118-26). 

[15] Rob Marland a virtuellement reconstitué la collection d'œuvres d'art d'Oscar Wilde et un des dessins de Simeon Solomon qui la constituaient possiblement

https://marlandonwilde.blogspot.com/2021/11/works-of-art-in-oscar-wildes-house.html